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“La dictature des ressentis”
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Eugénie Bastié est journaliste au Figaro et essayiste. Après “La Guerre des Idées : enquête au cœur de l’intelligentsia française” publié, en 2021, aux éditions Robert Laffont, puis un tract Gallimard “Sauver la différence des sexes”, Eugénie Bastié reprend aujourd’hui la plume avec “La dictature des ressentis”.
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Propos recueillis par Bartolomé Lenoir
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UCI : Pourriez-vous nous illustrer la dictature des ressentis à laquelle vous consacrez votre dernier livre par un exemple concret ?
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EB : J’ai donné cet exemple dans l’introduction de mon livre, à savoir une amie qui m’écrit « Ta pensée me fait souffrir. » Et pour moi cela relève en effet de la dictature des ressentis, c’est-à-dire que les prises de position sont considérées en soi comme des causes de souffrances, comme ayant des impacts psychologiques. C’est une pathologisation de la liberté d’expression qui m’inquiète.
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Le sectarisme a toujours existé à gauche mais la différence aujourd’hui c’est que ce sectarisme est devenu compassionnel. On est passé d’un sectarisme au nom du logos à un sectarisme au nom du pathos.
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Ce sont aussi ces étudiants qui avaient empêché la venue de Sylviane Agacinski à l’université de Bordeaux en 2019 en prétextant que « ses discours mettaient [leurs] vies en danger. » Même structurées, même argumentées, les opinions peuvent être perçues comme des offenses, et cela s’inscrit dans une confusion entretenue à gauche entre violence politique et violence symbolique, qui verrouille le débat.
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UCI : Cette dictature des ressentis serait donc fondée sur une hypersensibilité ?
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EB : Effectivement. Un livre est paru aux États-Unis de Jonathan Haidt et Greg Lukianoff : The Coddling of the American Mind. Il disait que la mentalité des wokes américains était liée au fait qu’ils appartenaient à une génération tellement chouchoutée, tellement protégée, tellement mise à l’écart de tout conflit, que finalement elle était devenue hypersensible et considéraient désormais qu’ils ne pouvaient plus être mis face à des opinions dissidentes. Le wokisme est avant tout un caprice d’enfant gâté produit par des dizaines d’années de paix et de confort : on se paie le luxe de se chercher des souffrances et des oppressions là où elles n’existent plus.
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UCI : Quels sont les outils de cette dictature des ressentis ?
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EB : On pourrait se dire que le relativisme produit par le culte du ressenti pourrait conduire à une forme de tolérance. « Chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage » comme dit Montaigne : si il n’y a pas de valeurs communes, mais des ressentis, on pourrait en conclure à une forme d’humanisme mou relativiste de type montaignien. Mais ce n’est pas du tout ce qui se passe. Aujourd’hui nous vivons dans un relativisme intolérant : un subjectivisme absolu qui conduit à désirer la privation de liberté des autres, une dictature des ressentis où chacun a sa vérité mais où cette vérité ne saurait être remise en doute.
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Cela passe par une censure du débat public, qui vient du bas, qui vient des réseaux sociaux, des groupes de pression, des militants. Mais, en France, on cumule deux tares : on est un pays extrêmement étatisé, où l’expression est très encadrée par la loi, contrairement à d’autres pays comme les États-Unis, et donc nous cumulons la censure par le bas de type « woke » avec la censure par le haut, qui est la judiciarisation du débat.
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La liberté d’expression est pourtant une catharsis démocratique car elle évite au conflit de prendre d’autres formes. C’est pourquoi je suis favorable aux manifestations propalestiniennes, même si les slogans qui y sont prononcés me révoltent : si on censure cette opinion, elle risque de prendre d’autres formes.
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” Le conflit est consubstantiel à la démocratie. “
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UCI : Comment résoudre cette problématique ? Par une américanisation de notre société qui dérégulerait la liberté d’expression ?
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EB : Il y a un équilibre à trouver. Notre modèle a aussi de bons côtés. La présence de l’État en France et la force de notre républicanisme construit une opinion moyenne moins extrémisée qu’aux États-Unis où les opinions sont totalement libres mais totalement radicalisées. Nous avons des opinions plus moyennes en France mais en même temps il est lamentable que certains débats soient judiciarisés et se retrouvent devant un tribunal.
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UCI : Quel est l’objectif de votre livre ?
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EB : C’est clairement un appel à lutter contre cette dictature des ressentis. Je suis pour que nous retrouvions un débat conflictuel, qui ne se résume pas au cercle de la raison, et que chacun accepte d’être contrarié : le droit d’être bousculé par d’autres opinions. Le conflit est consubstantiel à la démocratie. Je crois même que le conflit est consubstantiel à une forme de conservatisme libéral qui place la pluralité et la tragédie au centre de la condition humaine. Cela n’implique pas d’être relativiste. La vérité existe, mais elle n’est pas de ce monde, et tendre vers elle sans la détenir entièrement, tel est l’effort de la pensée.
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UCI : Dans La parenthèse boomers, François de Closets évoque cette génération qui vit dans le confort et la paix mais dit aussi que cette parenthèse est terminée avec toutes les crises que nous connaissons. Est-ce que le contexte géopolitique ne va pas lui-même amenuiser cette dictature des ressentis ?
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EB : Quand la guerre est de retour, quand l’histoire est de retour, le fait de s’appeler « iel » devient un débat secondaire ! Tout cela est vite balayé par le retour du tragique et de l’histoire. Il y a quelque chose de luxueux dans le raffinement presque décadentiste de cette sensibilité. De vrais débats reviennent au cœur du débat public. Les combats symboliques sont balayés.
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” Le wokisme est un retour de l’archaïque dans la post-modernité : un retour de la mentalité tribale avec le langage des droits de l’homme. “
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UCI : Cette dictature des ressentis n’est-elle pas liée également à l’avènement, en France, d’un communautarisme à l’anglo-saxonne ? Il s’agit en effet de ressentis individuels mais aussi de mécanismes communautaires.
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EB : Le wokisme est à la fois l’ennemi de l’universalisme mais aussi du particulier. On ne peut pas penser à la place d’une autre personne, on ne peut pas faire ce déplacement d’empathie propre à l’universalisme. Mais il remplace aussi les destinées particulières par des cases identitaires, des étiquettes, des assignations, ce qui empêche d’accéder à des vérités autrement plus individualisées. Le wokisme est un retour de l’archaïque dans la post-modernité : un retour de la mentalité tribale avec le langage des droits de l’homme.
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UCI : Le wokisme a-t-il également des liens avec le capitalisme et l’hyperindividualisme ?
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EB : Le slogan « Mon choix, mon droit », c’est un slogan à la fois ultra-woke et ultra-capitaliste. Il considère qu’il n’y a pas de limite au désir individuel, à la volonté de puissance, et c’est le marché qui vient le servir. Ce n’est pas innocent que toutes les multinationales soutiennent le wokisme : cette fragmentation identitaire crée de nouveaux marchés. De nouveaux genres, ce sont de nouvelles parts de marché. Le burkini islamique, c’est aussi une part de marché en plus.
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L’article « La dictature des ressentis ». Entretien avec Eugénie Bastié à l’occasion de son dernier livre. est apparu en premier sur Une certaine idée.
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